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par John Jordan (Kolonel Klepto)
Avant de devenir le Kolonel Klepto, John Jordan, créateur de Reclaim The Streets, avait attaqué les autoroutes pour y planter des arbres, bloqué les rues pour y faire la fête et envahi la City pour y célébrer les noces du vert, du rouge et du noir. Si l’art du travestissement pourrait lui valoir d’ores et déjà des étoiles de Général, c’est une nouvelle campagne qui s’engage avec le recrutement d’une armée de clowns rebelles. Le clown fait rire, mais en activant la figure du bouffon, il peut aussi faire peur à l’ordre établi. Et qui dit armée dit entraînements, techniques de combat, arsenal et cibles.
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Gallienne.
Klong…. Vendredi après-midi dans le centre de Leeds, le lourd rideau de fer du centre de recrutement des forces armées retombe ; plus personne ne s’enrôlera aujourd’hui. Dans le bureau désert, les panneaux rutilants clament en grosses lettres criardes : « Soyez le meilleur ». Dehors, sur le trottoir, un kiosque de recrutement de fortune, et des douzaines de prospectus qui enjoignent aux passants « Soyez idiots », « Rejoignez l’Armée Clandestine des Clowns Rebelles Insurgés ». Quelques minutes plus tôt, quinze « clownbattants » de la CIRCA (Clandestine Insurgent Rebel Clown Army), vêtus de pied en cap de tenues de combat rehaussées d’une fourrure verte et rose, coiffés de passoires en acier étincelant, sont entrés au pas dans le centre pour demander aux officiers du recrutement s’ils pouvaient s’engager. De nos voix haut-perchées, nous avons argué de notre expérience passée dans l’armée des clowns, déployant tous nos talents en matière de saluts ridicules et de manceuvres bouffonnes, faisant assaut de blagues désarmantes et expliquant que là où leurs bombes échouaient nos rires pourraient bien vaincre.
Mais ils ne nous ont pas pris au sérieux et un commando des Royal Marines a entrepris de nous jeter dehors, avec le renfort d’un nombre toujours plus grand de policiers. Or un clown rebelle se laisse difficilement déplacer, il a tendance à échapper aux mains des forces de l’ordre comme une gelée tremblotante, tout en les détournant de leur devoir par des rires tonitruants et des parodies caustiques. Plus ils faisaient la sourde oreille à nos supplications — « S’il vous plaît, apprenez-nous à libérer les gens ! » « Où sont les formulaires d’inscription ? » « Pourquoi on ne peut pas avoir des très très gros fusils comme vous ? » — plus le chaos régnait dans le bureau de recrutement. Des ballons en forme de saucisses géantes hululaient à travers la pièce, des modèles réduits d’aéroplanes remplis de sorbet faisaient des loopings au-dessus des bureaux de la Royal Air Force, un clown rampait sur le sol en époussetant les bottes des soldats avec un plumeau, tandis qu’un autre lisait à voix haute le dernier communiqué de la CIRCA, qui détaillait l’absurdité de la passation du pouvoir en Irak, annonçant l’occupation de Leeds par la CIRCA et l’établissement de l’Autorité Provisoire des Clowns. Deux jours plus tard on vit la CIRCA marchant au pas autour de la base des services secrets de Menwith Hill, apportant leur concours à plus de deux cents policiers pour surveiller, filmer et identifier les quatre-vingts manifestants pacifistes qui entouraient le centre.
Rien ne mine davantage l’autorité que de la tourner en ridicule, et pour cela rien de plus efficace que l’imitation. Chaque fois que la police formait une ligne pour barrer le chemin aux manifestants, les clowns créaient leur propre ligne en face d’elle. Chaque fois qu’un policier criait à la foule de « rester derrière la ligne », un clown le répétait à l’envie d’une voix contrefaite, encore et encore. S’ensuivaient des improvisations sans fin sur le concept de LIGNE, jusqu’à ce que finalement dix-huit clowns demandent en chmur à chaque policier à tour de rôle :« Monsieur l’officier… qu’est-ce qu’il y a donc de si important dans la LIGNE ? » La police sait gérer les affrontements, mais le ridicule la déstabilise. En l’occurrence, elle changea rapidement de langage pour, visiblement trop embarrassée pour utiliser le mot « ligne », demander aux gens de « se mettre là ».
À chaque passage des policiers tout fiers sur leurs mountain bikes, les clowns faisaient mine d’idolâtrer leurs shorts en lycra, leurs lunettes de soleil, leurs nouveaux vélos rutilants, faisant sourire les policiers à pied et révélant ainsi l’une des tensions internes des forces de police — « divise et fais l’imbécile » est l’une des stratégies clefs de CIRCA contre les représentants du pouvoir répressif.
Ces deux jours d’action faisaient suite à trois journées d’entraînement intensif dans un « big shoe camp ». Invités par un groupe pacifiste local, les Peaceniks, et le réseau anticapitaliste Leeds ARC (Action for Radical Change), une bande d’officiers tout ce qu’il y a de plus officieux, enseignaient entre autres la Confusion Générale et la Propriété Privée, et formaient vingttrois nouvelles recrues qui, une fois revenues à la raison, se rendaient compte que, dans ce monde à l’envers, on ne peut rien être d’autre qu’un clown.
« Reclaim the Clowns » : l’art de la pitrerie rebelle
Les clowns parlent toujours de la même chose, ils parlent de la faim : faim de nourriture, faim de sexe, mais aussi faim de dignité, faim d’identité, faim de pouvoir. Ils demandent en fait qui commande, et qui proteste.
Dario Fo (dramaturge/bouffon)
CIRCA n’est pas un nouveau prétexte pour habiller de couleurs et de rires les mornes rangs de la contestation. Ce n’est pas une bande déguenillée d’activistes exhibant des faux nez, barbouillés de crayon gras, portant des pantalons de camouflage et de vilaines perruques, mais une armée très disciplinée de clowns impeccablement entraînés, une milice d’authentiques fous, un bataillon de bouffons naturels. Avec CIRCA nous développons une forme d’activisme politique qui unit les anciennes pratiques de pitreries à celles, plus récentes, de l’action directe non-violente. Il s’agit de transformer et soutenir en profondeur la vie émotionnelle des activistes en même temps que d’élaborer une technique permettant l’action directe. CIRCA considère l’âme et la rue comme des lieux de lutte, car il existe, à l’intérieur de nombreux mouvements activistes, une tendance destructrice se souciant peu de l’évolution intérieure de chacun.
Les combattants de CIRCA ne prétendent pas être des clowns, ils sont de véritables clowns. Des clowns qui se sont échappés de la sécurité anémique du cirque, qui ont fui la banalité des goûters d’enfants. Des fous qui ont jeté leur sceptre et brisé leurs chaînes. CIRCA vise à rendre l’art de la pitrerie à nouveau dangereux, à le ramener dans la rue, à se réapproprier son pouvoir de désobéissance et à lui rendre la fonction sociale qui fut la sienne : sa capacité à perturber, critiquer et guérir la société. Depuis la nuit des temps, les illusionnistes, mythiques ancêtres des clowns, ont créé de la cohérence à partir de la confusion — ajoutant du désordre au monde pour exposer ses mensonges et dire la vérité. Les clowns soldats qui ont créé CIRCA incarnent les contradictions de la vie, ils sont à la fois effrayants et innocents, sages et stupides, amuseurs et dissidents, thérapeutes et ridicules, boucs émissaires et subversifs.
L’usage du carnaval comme forme de résistance joyeuse est devenu une tactique clé du mouvement anticapitaliste global, avec les « Carnavals contre le Capitalisme » qui se tiennent partout dans le monde. Comme le carnaval, l’art du bouffon suspend et raille la loi et l’ordre quotidiens. Le clown se tient à la limite entre la vie et l’art, dans une zone intermédiaire singulière. Dans tous les écosystèmes ce sont dans les espaces entre-deux, dans les marges, que l’on trouve le plus de biodiversité et d’évolution. Les clowns, où qu’ils aillent, s’emparent de ce no-man’s land magique, répandant un esprit de création qui danse à la lisière du chaos et de l’ordre.
Comment être idiot : l’entraînement du clown rebelle
Comme dans toutes les armées, ceux qui veulent rejoindre les rangs de la CIRCA doivent subir un entraînement intensif. S’il y a quelque part en chacun de nous un clown rebelle qui se cache, l’amener au grand jour est un dur travail. Par la pratique de jeux et d’exercices, les nouvelles recrues sont à même de commencer le lent et souvent difficile processus de redécouverte ou de découverte de leur clown intérieur. Celui qui était là dans l’enfance, celui avec lequel nous avons tous grandi, celui que la société a étouffé et emprisonné dans des contes et des champs de foire, des théâtres et des cirques. Trouver son propre clown, c’est apprendre à cultiver une façon d’être plutôt qu’une technique. Quelle que soit l’adresse avec laquelle vous lancez une tarte à la crème, tombez par terre ou racontez une blague, si la totalité de votre être n’a pas assumé l’état de clown et ne s’est pas engagée à y persévérer, alors cela devient de la simulation, un pur jeu d’acteur. On devient clown avec tout son corps, on pense avec son coeur et ses pieds, et l’on joue avec tout et avec chacun. Jouer nécessite de s’abandonner à la spontanéité, d’abandonner toute expectative de succès, de renoncer à la compulsion d’être intelligent, de se laisser aller en faisant confiance au courant — ce que beaucoup d’activistes trouvent difficile à faire.
Les clowns pensent que toutes les choses sont connectées entre elles. Il ou elle (car son genre est souvent incertain) sait que ce qui est petit n’est pas seulement beau mais aussi efficace, et que ce sont souvent les petites perturbations de la vie, le bon tour au bon moment et au bon endroit, qui peuvent faire la différence. La culture activiste est souvent paralysée par le désir de bien faire. La peur de ne pas inventer l’action parfaite, celle qui va changer le monde, peut être un énorme frein à la créativité. Le clown sait que tout problème peut être une solution, et il est ainsi toujours en train d’apprendre et d’évoluer. Cela nécessite une observation fine et la capacité de percevoir chaque détail d’une situation, afin de tirer beaucoup de très peu.
Pour le clown rebelle novice, l’un des défis majeurs est d’être capable d’obtenir la prééminence de son cerveau droit (intuitif, émotionnel), de relâcher et de mettre hors d’état son cerveau gauche (rationnel, analytique) ; c’est un processus de déconstruction. Lorsqu’il y parvient, en apprenant à être stupide, le clown a les outils pour jouer avec créativité, animé par un profond esprit d’honnêteté et d’ouverture. Et la meilleure chose que les clowns peuvent apporter aux cultures de la lutte politique radicale, c’est le don de la vulnérabilité, la capacité de prêter le flanc à l’attaque.
Quelle bande de « nanas » : ôter l’armure de l’activiste
Quand la peau perd de son épaisseur et quand le coeur s’ouvre. Quand les injustices du système, les inégalités, la catastrophe écologique ne sont plus ressenties comme inévitables. C’est alors que nous devenons actifs, que nous nous identifions comme « activistes » et commençons à nous rebeller, en consacrant nos vies à la lutte et à la création d’un monde meilleur.
Mais après un temps certain passé à essayer de changer le monde, un changement négatif semble survenir chez beaucoup d’activistes. À chaque nouvelle image de victime de guerre, chaque expérience de répression policière, chaque nouvelle statistique sur la pauvreté mondiale et la pollution, la peau de l’activiste durcit, strate après strate, devenant graduellement de plus en plus épaisse, jusqu’à ce que l’armure apparaisse. Une armure pour le ou la protéger du sentiment de faiblesse qui l’envahit lorsqu’il ou elle comprend de mieux en mieux l’échelle absurde des problèmes du monde et les machines de répression haineuse qui menacent celui qui décide d’œuvrer pour un changement radical.
Enfermé dans une armure d’auto-protection, en l’absence de sentiments, être à l’écoute de soi-même et des autres devient difficile. Souvent nous dissimulons cette perte sous l’idée que nous sommes devenus téméraires, prenant des décisions imprudentes qui nous mettent ou mettent les autres en danger. La témérité vient de l’oubli que nous sommes faits de chair et de sang, d’une vie dans la pure abstraction de l’esprit. Trouver son propre clown, par un travail sur le corps, permet de transformer la témérité en courage — un mot qui a ses racines dans le mot « cmur ». Le courage n’est pas la perte de quelque chose, c’est le sentiment de force donné par un coeur de chair. Armés de courage, agissant avec tous leurs sentiments, les clowns rebelles font la guerre avec amour.
Confondre les ennemis (même si nous savons que nous sommes tous les ennemis)
CIRCA est une force de combat qui se tient entre l’ordre et le chaos, l’obéissance et la désobéissance, la raison et la folie. Nous existons pour la résistance dans les rues, pour faire de l’action directe et gripper les machines de l’oppression et de la violence. Nous considérons l’art de la pitrerie comme une force extrêmement efficace et opérante. À la différence de la plupart des armées, CIRCA ne pratique ni l’assaut ni le retrait. Nous ne nous confrontons jamais à l’autorité, car nous savons que toute autorité est entraînée à la confrontation, qui est son propre langage — un langage de dualisme et de coercition. Au lieu du conflit, CIRCA a développé l’implacable tactique de la confusion.
À travers parodie et chaos, nous espérons parler un langage qu’à un certain niveau l’autorité comprend — chacun a une opinion sur les clowns, on les trouve à la fois fascinants et horribles, ils sont l’une des plus anciennes formes d’art vivant, une forme extrêmement populaire. Mais ils sont aussi profondément déroutants. Une certaine part de l’être — le policier, le tortionnaire, l’assassin, le partisan de l’autorité — ne peut comprendre une résistance qui ne fait pas usage du conflit tout en ayant le pouvoir de parodier et de ridiculiser : c’est là que le clown sème la confusion.
Parce que le clown aime l’échec, des actes de répression peuvent devenir occasion de jeu. À chaque fois que la police nous jette en prison, nous nous y précipitons de plein gré, faisant de la cellule une aire de jeu, puis nous sautons dehors à nouveau (ou nous nous entêtons indéfiniment à essayer de sortir) et nous les supplions de nous y remettre. Afin de tourner en dérision les lois anti-terroristes d’arrestation et de fouille, souvent utilisées pour intimider les manifestants, nous remplissons nos poches d’objets idiots : chapelets de saucisses, sous-vêtements, canards en caoutchouc, cochons rembourrés en peluche rose, gadgets sexuels, nains de jardin miniatures, vieux os, petits tanks, ventouses, etc., qui doivent tous être déposés sur la chaussée lors des fouilles. Des douzaines de policiers fouillant une armée de clowns, c’est un spectacle assez étrange, mais lorsque les badauds voient les objets exhibés l’absurdité de la situation devient criante.
Ce qui est le plus inconfortable pour la police, c’est que nous ne quittons jamais notre personnage de clown. Lors d’une action contre une conférence sur la « reconstruction » entrepreneuriale de l’Irak, un gradé se pencha vers l’un des clowns et lui demanda : « Puis-je vous parler sérieusement ? » — « Sérieusement » répondit en écho Coco Bella de sa voix nasillarde, « c’est quoi sérieusement ? est-ce que « encyclopédie » est un mot sérieux ? » Face à quoi l’officier battit en retraite, tout aussi incapable de communiquer avec l’univers du clown que de le changer en ennemi. « Nous sommes vous », ont déclaré les rebelles zapatistes, et, plus proche de nous, le clown rebelle renvoie un sentiment analogue. « Je suis peut-être différent — un pauvre bouc émissaire, une créature grotesque et risible, un objet de ridicule », proclame -t-il/elle, nous fixant au fond des yeux et souriant anonymement sous des couches de crayons gras, « MAIS vous êtes moi ». Un silence remplit le cirque et les spectateurs rient nerveusement. Derrière leurs sourires embarrassés ils savent que les antiques clowns font revivre fidèlement quelque chose qu’ils ne souhaitent pas mettre au jour, l’abîme sans fond de leur propre folie.
« … les clowns s’organisent… les clowns s’organisent — fin de la transmission »
Message radio de la police le 4 juillet 2004, action contre la base des services secrets de Menwith Hill.
Post-scriptum
Le Kolonel Klepto est membre de l’Armée Clandestine des Clowns Rebelles Insurgés, avec des douzaines d’autres bouffons, farceurs et autres désaxés du Royaume Uni et du monde entier (Voir http://www.clownarmy.org). Sous ce
pseudonyme, John Jordan a tait partie du collectif Notes from Nowhere, qui a publié We are everywhere, the irresistible rise of global anticapitalism, publié par Verso et bientôt traduit chez Danger Public.