Le directeur a du jus d’orange

Nous décidons de tenter une nouvelle expérience clownesque :
nous allons, tout simplement, sortir au centre commercial huppé de
Grenoble.

Nous sommes 3. Nous nous habillons chiquement, en tout cas plus chic que ce
que la prononciation de ce mot laisse entendre. En résumé, habit chic,
maquillage léger et nous voila prêt à quitter le clownistan et vivre un
petit bout de vie des gens ordinaires, faire des courses dans un grand
centre commercial tendance.

Tout est neuf, tout est beau, les galeries extérieures, les gens (si si,
ils sont tout neuf pour nous), voila la vie de la consommation, c’est
alléchant. Nous allons dans la galerie couverte pour entrer dans le
premier magasin, un magasin de vêtement city sportware.
Deux vendeurs, jeunes, pas tellement plus de client.
Je ne sais pas quoi faire, le mental travaille, je n’arrive pas à
décrocher, je regarde des chemises, tente de ne pas en faire trop. Comme
on nous a dit au cours d’un autre stage : “Ne pas pécher par excès de
générosité, on veut souvent trop en faire, trop en donner, trop vite,
dans l’excitation. Déjà, dehors, avec son nez, sa posture, ses habits,
son maquillage, ne rien faire, c’est déjà beaucoup.”.
J’entends “s’il vous plaît est-ce que vous pourriez ne pas entrer et
sortir comme ça”. Je tourne la tête et vois Paillette zigzager autour
des portiques antivol.
– ah bon ?, demande t-elle.
– Oui à chaque fois que vous passez ça enregistre l’entrée d’un client,
et à chaque fois que vous sortez, ça l’enregistre aussi.
– Ah ? et c’est embêtant ?


– Ben oui, ça calcule le nombre de clients qui entrent, le nombre de
clients qui sortent par rapport au nombre d’articles vendus dans la
journée, ça fausse nos statistiques.
J’interviens dans la conversation
– Et c’est écrit sur votre disque dur de votre ordinateur informatique
alors ? Faut formater les disques et tout est effacé !
– On ne peut pas, tout est envoyé à Paris en temps réel, magasin par
magasin.
– Ah ben mince alors, on ne veut pas fausser vos statistiques… et si
on refait les trajets en marche arrière, ça efface nos passages ?
– Ben nan, ça marchera pas, et vous serez détecté aussi…
En y repensant, les 2 vendeurs étaient très cool, et à même de jouer
avec nous.
– Mais comment on peut faire, alors, pour ne pas être détecté ?
– Je ne sais pas, en passant par dessous peut-être
– Super idée !
À peine a t-il terminé sa phrase que voila 3 clowns qui se jettent au
sol et rampent dans le magasin en se dirigeant vers la sortie.
Nous sortons à la queue-le-le et continuons à ramper dans la hall
central. Nous nous cachons derrière les plantes, jouons avec la voiture
publicitaire plantée au milieu du hall (grrr). Cela plaît beaucoup aux
gens.
Puis arrive nos copains, monsieur vigile et monsieur sécurité incendie,
qui nous demandent ce que nous faisons là. Nous répondons que nous
faisons nos courses, et qu’ils ne fallait pas qu’ils s’inquiètent, car
nous allons consommer et dépenser des sous.

Nous continuons notre chemin, debout cette fois, sous le regard des
surveillants, et entrons dans une autre enseigne pour les semer. Au bout
d’un moment monsieur incendie, le plus sympa des deux, vient nous
rejoindre, un peu gêné, et nous annonce que Le Directeur veut nous voir.
Nous sommes trop content, cela amuse les quelques clients proches, Le
Directeur veut nous voir ! Le Président nous attend ! Le Général va nous
recevoir ! Nous en faisons des tonnes.

Monsieur incendie et monsieur costaud nous attendent à la sortie du
magasin et nous indiquent, une nouvelle fois, que Le Directeur souhaite
nous parler. Nous les suivons, fier de l’intérêt que Sa Majesté du
Commercial nous accorde. Arrivé sous un petit préau qui sépare deux
zones fermées, nous nous étonnons de ne pas voir Le Maréchal. Les gardes
nous indiquent qu’ils nous accompagnent à Son Bureau, où Il Souhaite
nous voir.
Je réagi
– Ben j’ai pas envi d’aller dans son bureau moi.
– Si, si, Le Directeur vous attend dans son bureau, c’est à l’étage
après cette porte là, indique un des deux employé de la sécurité.
– Ben non, j’ai pas envi.
– Mais c’est Le Directeur, il vous le demande.
– Ben oui, mais moi j’ai pas envi d’y aller.
À côté, Paillettes et Belette acquiescent.
Il insiste, sans plus de succès puis s’écarte, prend son communicateur
et nous entendons
“Ben non, monsieur Le Directeur, ils ne veulent pas monter.”
Il revient nous indiquer que Le Directeur va DAÎscendre. Oui car Le
Directeur ne descend pas, Il DAÎscend.

Au milieu du préau des badauds circulent, s’assoient sur un banc pour
discuter, se reposer ou manger une glace. L’autre amie, qui nous
accompagnait, s’assied de même, suffisamment proche pour ne pas perdre
une miette de la scène. Le directeur, un trentenaire, pantalon foncé,
chemisette claire, bien coiffé, bien rasé, bien amidonné arrive et se
dirige vers moi, le plus âgé, le plus blanc, le plus mâle (y en a mare à la fin).

Il nous invite dans son bureau afin que nous puissions discuter.
– bonjour, lui dis-je, mais de quoi voulez vous discuter ?
– enlevez vos nez, venez dans mon bureau, nous serons plus à l’aise
– mais non, nous avons déjà dit à ces messieurs (je montre les deux
hommes de main) que nous ne voulions pas monter dans votre bureau. C’est
notre choix, nous n’avons aucune obligation de monter dans votre bureau.
Les deux patibulaires sont complétement dé-con-fis.
– j’insiste, nous serons mieux pour parler et je n’aime pas me montrer
en spectacle.
– mais nous nous adorons nous montrer en spectacle !
Je n’ai pas conscience du public lors cette scène, mais ça devait être
rigolo, d’autant plus que nous, les clowns, prenons soin de toujours
rester positif et enjoué, même quand ça chauffe un peu.
Devant ses employés le directeur semble prendre sur lui et nous explique
:
– tout à l’heure vous avez eu un comportement dangereux, les caméras
enregistrent tout, vous pouvez venir voir dans mon bureau
– non, non, toujours pas
– il est interdit de ramper dans le centre commercial.
– ah bon ? pourquoi ?
– oui, vous êtes sorti du magasin, à terre, on ne vous voyait pas bien,
et il y avait un vieille dame qui arrivait
– oui, et ?
– et elle aurait pu trébucher sur vous et se blesser
– ah ? hu hu hu ? mais sinon, tout va bien, vous saviez, nous n’étions
pas du genre discret, les gens nous regardaient et ça les faisait bien
rire.
– oui, mais imaginez si la vieille dame était tombé !
– ben non, personne n’est tombé, tout va bien, tout le monde était
content, même les vendeurs du magasin dont nous sortions
La discussion dure un petit peu sur cette thématique du drame évité de
justesse, et je réponds toujours du tac au tac dans le même sens.
Puis, un peu énervé, et sans doute à cours d’argument il dit
– C’est chez moi ici, c’est une propriété privée, vous n’avez pas le
droit de faire ce que vous faites.
Je réponds,
– Ah ben non, ce n’est pas une propriété privée ici, c’est un espace
privée à usage public, c’est pas la même chose
– Bon, vous je ne vous parle plus, me dit-il, on ne peut pas parler avec
vous.
Il demande à Belette et Paillette :
– Bon, vous, vous voulez vous bien monter dans mon bureau, lui il ne
veut pas parler.
Belette répond
– Non, non, conjointement nous avons décidé que nous ne voulions pas
monter dans votre bureau.
C’était jubilatoire.

Le directeur continue
– mais vous n’avez pas le droit de faire n’importe quoi, vous faites ça
pourquoi ? on ne rampe pas comme ça
Je reprends le focus.
– ben si, je peux le refaire si vous voulez, c’est bien de ramper
Le directeur s’énerve vraiment, se recule, sort son téléphone portable
et me dis de manière agressive
– allez-y ! je veux vous y voir ! allez y ! rampez ! allez !
Je suis bloqué par son téléphone et son agressivité
– ben non, là c’est pas drôle
Le vigile, celui qui est le plus costaud des deux, plutôt grand, trapu,
le visage dur, pas envi de rigoler, approche son visage du mien en me
menaçant
– qu’est ce que tu veux là, tu cherches quoi ? tu veux en venir au main
?
Le directeur la reprends (la main)
– nan, nan, arrête, c’est ce qu’ils cherchent, on ne peut pas parler
avec eux.
Alors là, nous sommes sciés, chercher quelque chose ? au-cu-ne idée de
ce que nous pouvions bien chercher.
Il dit au grand costaud
– bon appelle la police, ils ne vont pas faire les malins. Restez là
vous, dit il en nous regardant, puis lui et ses deux compères
s’éloignent un petit peu.
– ah ben ils vont être content la police de se déplacer pour 3 clowns
qui rampent par terre ! dis-je
Et nous restons là, à discuter un peu avec les gens, à jouer avec les
gamins qui mangent des glaces.
Nous sommes quand même un peu tendus.
Je ne sais pas pourquoi nous ne sommes pas partis. La scène n’était pas
finit ? L’obéissance acquise à son injection autoritaire ? Le clown, a
priori, dit toujours oui, ne partira pas tant qu’il peut avoir le focus,
laissera la scène se dérouler jusqu’à la fin de son temps sur la piste ?
Le fait est qu’au bout d’un moment, je m’assied sur un banc et m’ennuie
un peu.
Je fredonne doucement : “on attend la policeuuu, on attend la policeuuu”
Belette et Paillette reprennent en fredonnant également “on attend la
policeuuu, on attend la policeuuu”
Une amie qui nous regardait de son banc nous fait discrètement un
signe : elle plie son bras gauche et lève son avant bras, pose l’index
et le majeur de sa main droite en bas de l’intérieur de son avant bras,
et les monte doucement vers son poignet. Elle sourit discrètement, nous
lance un regard complice et recommence.
Dans le langage du sound-painting, auquel elle nous avait initié pour
une action contre la françafric, cela signifie de monter le volume.
Et nous voila tou.te.s les trois, debout, au milieu du préau en train de
chanter
“on attend la policeuuu, on attend la policeuuu”

Ça ne fait pas un plie, le sympa de la sécurité incendie vient nous voir
en nous disant
– reculez vous un peu, vous pouvez vous reculer s’il vous plait
Nous nous reculons en demandant
– là ? là ? comme ça ? on est bien ?
– non, non, reculez encore un peu, reculez
Nous reculons et apercevons, par le changement de sol, que nous avons
quitté l’espace propriétaire du centre commercial.

Et voila, après cette aventure, nous profitons du parc proche pour
reprendre nos esprits, et rentrons pour le debriefing.

Pendant ce temps là…

Le directeur est ensuite allé voir notre amie, peut-être se doutant que nous
nous connaissions, ou alors parce qu’elle est notre
médiatrice-hamster-trop mignone-on la croquerait-communicatrice non
violente-visage toute douce ? il commence à lui parler, et elle,
l’encourage, pleine de compréhension devant ce pauvre homme tout perdu.
– mais vous avez vu ? on ne peut pas parler avec eux, ils refusent tout
dialogue, je ne comprends pas, moi je voulais dialoguer, je voulais
dialoguer hein ? vous avez bien vu, dites, hein, vous avez bien vu ? je
les ai invité dans mon bureau, j’avais même du jus d’orange pour eux
dans mon bureau.
Chapeau à elle qui a gardé son sérieux ! Mais elle s’est bien rattrapé et
nous tou.te.s avec elle quand elle nous a raconté ! Une gros tas de
clowns rouli boulé se marrant comme des baleines 😀

Il lui explique ensuite que si nous voulions faire du spectacle, il
fallait parler avec lui, qu’il était d’accord pour que l’on vienne,
bénévolement, faire de l’animation dans son centre commercial, que l’on
discuterai ensemble de ce que nous pourrions faire.

Alala, le retour par notre amie de le scène était même plus drôle que l’action elle même !

N’empêche, on a raté un verre de jus d’orange.
Sinon, je ne sais pas ce qu’il se serait passé si nous étions allé dans
le bureau… pour ma part je ne le sentais pas de monter avec lui et ses
deux sbires… quand à eux, j’espère qu’ils se sont remis d’avoir vu des
individus désobéir aux injonctions de leur chefouichef !

Encore des conséquences imprévues suite à une banalité.